Le jour de Pourim, avant de boire comme il se doit, Avraham demande à un élève de sa classe de la yéchiva, Yits’hak, de lui garder ses lunettes. Cette classe étant particulièrement unie, Yits’hak les prend et demande à un camarade commun, Yaakov, de les garder. Une fois dessoulé, Avraham retrouve ses lunettes cassées. Yits’hak l’adresse à Yaakov, qui affirme les avoir déposés chez un autre camarade de classe sans se rappeler lequel. Avraham se tourne vers Yits’hak et lui demande de lui rembourser ses lunettes. Comme c’est à lui qu’il les a confiées, il n’a pas à courir pour chercher le responsable. Mais Yits’hak rétorque que Yaakov est aussi un ami proche d’Avraham et qu’il a endossé toutes ses responsabilités en tant que chomère (gardien). Yaakov, pour sa part, prétend avoir bien fait de confier l’objet entre les mains d’un camarade de classe. Entre copains de classe, on s’est toujours fait confiance. C’est juste qu’il a oublié qui c’était.
Réponse : Il faut savoir que lorsqu’une personne accepte de garder un objet même bénévolement, elle s’engage automatiquement de par la halakha à assumer toutes les responsabilités financières d’un gardien, c’est-à-dire de rembourser l’objet en cas de négligence; elle en sera dispensé uniquement si elle prouve par témoins ou serment qu’elle n’a commis aucune faute. Le Choul’han Aroukh (‘Hochen Michpat 291 ; 26) écrit qu’un homme qui confie un objet dont il a la garde à un tiers sera tenu de rembourser l’objet endommagé. Le propriétaire n’est pas obligé de croire le deuxième gardien s’il déclare, même sur serment, qu’il n’a commis aucune négligence, sauf s’il s’agit d’une personne à qui le propriétaire a l’habitude de confier ce genre d’objet. Dans notre cas, Avraham fait entièrement confiance à Yaakov (le deuxième gardien), si bien que Yits’hak pourra sortir de l’affaire, à moins que Yaakov ne soit pas solvable (idem 24). Il nous reste à établir le statut de Yaakov qui prétend avoir oublié à qui il a confié les lunettes. Il ne propose personne à sa place pour rendre des comptes au sujet de l’objet gardé. Le Choul’han Aroukh (idem 7) dit qu’un gardien qui prétend avoir oublié où il a enfoui l’argent remis à sa garde sera considéré comme ayant commis une pechi’a (faute) ; il devra de suite rembourser le propriétaire, sans même lui laisser le temps de chercher l’objet. Le Netivot (14) explique que sa faute a commencé lorsqu’il a enterré cet argent sans même noter l’endroit pour s’en rappeler. Le Nétivot va jusqu’à considérer cela comme un dommage, et pas uniquement comme une pechi’a (qui n’oblige qu’un gardien). En effet, si je cache l’objet de mon prochain et ne suis pas capable de le retrouver ensuite, je devrai le lui payer même si je ne suis pas gardien de l’objet. Certains décisionnaires (Imrei Chéfer 24) n’ont pas retenu cet avis ; d’après eux, il s’agit uniquement d’une pechi’a. La question est de savoir si notre cas est comparable à celui-ci. Remettre un objet à une personne responsable n’est a priori pas semblable à enfouir un objet. Ne faudrait-il pas comparer Yaakov plutôt à quelqu’un qui oublie de faire quelque chose qui lui incombe de faire ? Or l’oubli est l’objet d’une grande controverse parmi les décisionnaires. Est-ce considéré comme une faute (pechi’a) ou comme un cas de force majeure (onnès) ? (Voir à ce sujet le Cha’ar Efrayim 58 au sujet du gardien ou de l’associé ayant oublié de vendre le ‘hamets au non-Juif avant Pessa’h, ainsi que le Chevout Yaakov 2 ; 148). Mais il semble que notre cas n’est pas visé par cette loi. En effet, le Choul’han Aroukh nous dit d’autre part (‘Hochen Michpat 185 ; 9) que le courtier (considéré comme un gardien rémunéré) qui a reçu la permission d’hypothéquer un objet et qui ne se rappelle plus à qui il l’a hypothéqué sera considéré comme poché’a (coupable de négligence) et sera tenu de le payer. Il en sera de même pour Yaakov : il ne pourra pas se défaire de sa responsabilité de gardien s’il ne dit pas clairement à qui il a confié les lunettes d’Avraham.
Conclusion : puisque ces camarades se font entièrement confiance, Avraham devra se tourner vers Yaakov et celui-ci sera tenu de lui payer ses lunettes cassées.
Rav Réouven Cohen

Le deuxième gardien